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L’Heureuse et Courte Vie
de Bébé Jenks
et du gang des Crocs
Ici on sert
le Murder Burger.
Pas besoin d’attendre
aux portes du Paradis
une mort sans épices.
Tu peux être partant,
ici et tout de suite.
Mayonnaise, oignons, plus ton content de chair.
Si tu veux en manger
tu dois en fournir toi aussi.
« Tu en redemanderas. »
« Pour sûr. »
Stan Rice, 1975
Ses mains blanches gelées par le vent, Bébé Jenks poussa la Harley à cent dix à l’heure. Elle avait eu quatorze ans l’été dernier, quand ils lui avaient fait le coup, quand ils l’avaient transformée en macchab, et poids mort ou non, elle pesait au maximum quarante kilos. Plus jamais elle n’avait eu à se coiffer depuis ce jour-là – c’était inutile – et ses deux minuscules tresses blondes soulevées par le vent volaient derrière son blouson de cuir noir. Penchée sur son guidon, les sourcils froncés, les coins de sa petite bouche abaissés en une moue boudeuse, elle avait un air triste et trompeusement adorable. Ses grands yeux bleus fixaient le vide.
Avec la musique rock de Lestat le vampire qui beuglait dans son walkman, elle n’avait conscience que des vibrations de la gigantesque moto et de la solitude dingue de ces cinq nuits, depuis qu’elle avait quitté Gun Barrel City. Sans compter ce rêve qui la tracassait, un rêve qui se répétait chaque nuit, juste avant son réveil.
Elle voyait ces jumelles rousses, ces deux jolies dames, et ensuite le cauchemar continuait. Non, elle n’aimait pas du tout ce rêve et elle se sentait si seule qu’elle en devenait maboule.
Le gang des Crocs n’était pas venu au rendez-vous comme promis. Elle avait poireauté deux nuits près du cimetière au sud de Dallas avant de comprendre que quelque chose devait clocher à coup sûr. Jamais ils ne seraient partis pour la Californie sans elle. Ils allaient à San Francisco pour le concert du vampire Lestat, mais ils avaient tout le temps devant eux. Non, quelque chose ne tournait pas rond. Elle le savait.
Déjà quand elle était vivante, Bébé Jenks avait ce genre d’intuition. Et maintenant qu’elle était devenue un macchab, elle avait dix fois plus de flair. Elle était certaine que le gang des Crocs avait de sérieux ennuis. Le Tueur et Davis ne l’auraient pas plaquée comme ça. Le Tueur disait qu’il l’avait à la bonne. Pourquoi diable l’aurait-il choisie, s’il n’avait pas eu un faible pour elle ? Sans lui, elle serait morte à Détroit.
Elle perdait tout son sang, le docteur avait fait ce qu’il fallait, le fœtus avait été expulsé et tout, mais elle était en train de mourir, il avait dû coupailler quelque chose à l’intérieur, et elle s’était tellement shootée qu’elle s’en fichait. Puis ce drôle de truc lui était arrivé. Elle flottait au plafond et regardait son propre corps ! Et ce n’était pas parce qu’elle était défoncée. Elle avait l’impression qu’un tas d’autres choses allaient se passer.
Mais là, en bas, le Tueur était entré dans la pièce, et du plafond où elle planait, elle avait aussitôt vu que c’était un macchab. Bien sûr, elle ne connaissait pas alors ce nom qu’il se donnait. Elle savait seulement qu’il n’était pas vivant. A part ça, il n’avait rien de particulier. Des jeans noirs, les cheveux noirs et des yeux d’un noir très profond. Au dos de son blouson de cuir, il y avait écrit : « Le gang des Crocs ». Il s’était assis sur le lit à côté de son corps et s’était penché au-dessus.
— Tu es drôlement mignonne, fillette, avait-il dit.
Exactement la même phrase que le proxo quand il l’avait obligée à porter des nattes et se mettre des barrettes en plastique pour faire le trottoir.
Puis boum ! elle avait réintégré son corps, et une substance plus chaude et sublime que la horse avait coulé dans ses veines. Elle l’avait entendu qui disait :
— Tu ne mourras pas, Bébé Jenks, jamais !
Elle avait les dents plantées dans son cou, et bon dieu, tu parles d’un trip !
Mais son histoire d’immortalité, elle n’en était plus tellement certaine à présent.
Avant de quitter Dallas en trombe, abandonnant l’idée de retrouver le gang des Crocs, elle avait vu que la maison sur Swiss Avenue où habitaient les macchabs du coin avait flambé. Plus une vitre aux fenêtres. Et pareil à Oklahoma City. Qu’était-il donc arrivé à tous ces types dans ces baraques ? Et c’étaient les suceurs de sang des grandes villes, les gars chics qui se faisaient appeler vampires.
Comme elle avait rigolé quand le Tueur et Davis lui avaient raconté ça, que ces macchabs se baladaient en costard trois pièces, écoutaient de la musique classique et se faisaient appeler vampires. Bébé Jenks en avait croulé de rire. Davis jugeait ça très marrant, lui aussi, mais le Tueur l’avait mise en garde. Surtout ne t’approche pas d’eux.
Juste avant qu’elle ne quitte la bande pour se rendre à Gun Barrel City, le Tueur et Davis, et Tim et Russ, lui avaient montré la maison de Swiss Avenue.
— Il faut toujours repérer ces maisons, avait dit Davis. Comme ça on peut les éviter.
Ils lui avaient indiqué les maisons de vampires de chacune des grandes villes qu’ils traversaient. Mais c’était en lui montrant la première, à Saint Louis, qu’ils lui avaient expliqué toute l’affaire.
Elle avait été vraiment heureuse avec le gang des Crocs depuis leur départ de Détroit. Ils se nourrissaient des clients qu’ils attiraient hors des buvettes au bord de la route. Tim et Russ étaient des types pas mal, mais elle adorait le Tueur et Davis, et c’étaient les chefs de la bande.
De temps à autre, ils entraient dans les villes et se dégotaient une petite bicoque, complètement abandonnée, avec peut-être deux ou trois clodos dedans, des types qui ressemblaient à son père, avec leurs casquettes et leurs mains calleuses à cause du travail qu’ils faisaient. Alors ils s’offraient un festin. On avait intérêt à se rabattre sur ce genre de bonshommes, lui expliquait le Tueur, parce que tout le monde se fichait pas mal de ce qu’ils pouvaient leur advenir. Vlan ! ils leur sautaient dessus et aspiraient leur sang à toute pompe jusqu’au dernier battement de cœur. Ce n’était pas drôle d’avoir à torturer les gens comme ça, disait le Tueur. On ne pouvait pas s’empêcher d’avoir pitié d’eux. On achevait la besogne, puis on brûlait la baraque ou on les traînait dehors, on creusait un trou vraiment profond et on les fourrait dedans. Et si aucune de ces solutions n’était possible pour brouiller les pistes, on s’en tirait par ce petit truc : on se coupait au doigt, on laissait son sang mort couler sur la morsure par laquelle on les avait saignés et, miracle, les petits coups de crocs disparaissaient. Clac ! Ni vu ni connu. Les gens penseraient à une attaque ou à une crise cardiaque.
Bébé Jenks s’en était payé une tranche. Elle était capable de manœuvrer une Harley, de transbahuter un cadavre sous son bras, de sauter au-dessus du capot d’une voiture. C’était phénoménal. Et elle ne faisait pas encore ce maudit rêve, le rêve qui avait commencé à Gun Barrel City – avec ces jumelles rousses et ce corps de femme noirci comme du bois brûlé, étendu sur un autel. Que pouvaient-elles bien fabriquer, ces deux bonnes femmes ?
Comment s’en sortirait-elle si elle ne parvenait pas à retrouver le gang des Crocs ? Dans quarante-huit heures, là-bas en Californie, le vampire Lestat monterait sur scène. Et tous les macchabées de la terre assisteraient au concert, du moins c’est ce qu’elle supposait, et c’est ce qu’avait supposé la bande, et ils étaient tous censés se rassembler là-bas. Alors que fichait-elle, toute seule sans ses potes, à foncer vers cette putain de ville de Saint Louis ?
La seule chose qu’elle voulait, c’était que tout redevienne comme avant. Le sang était si bon, miam ! il était si bon, même maintenant qu’elle était seule et qu’il lui fallait un drôle de cran, comme cette nuit, quand elle s’était arrêtée dans la station-service et qu’elle avait attiré le vioque derrière la baraque. Oh, ouais, quand, crac, elle lui avait encerclé le cou et que le sang avait jailli, ç’avait été formidable. Comme si elle bâfrait de hamburgers, de frites, de milk-shake à la framboise. De bière et de glaces au chocolat. C’était comme un shoot, une ligne de coke ou du hasch. C’était meilleur que de baiser. C’était tout ça à la fois.
Mais ç’avait été encore plus chouette avec la bande. Ils avaient compris quand elle en avait eu marre des vieux chnoques avachis et qu’elle avait eu envie de goûter une chair jeune et tendre. Pas de problème. C’était un gentil petit fugueur qu’il lui fallait, avait dit le Tueur. Allez, ferme les yeux et fais un vœu. Et en effet, ils l’avaient trouvé qui faisait de l’auto-stop sur la route nationale, à une dizaine de kilomètres d’une ville dans le Nord du Missouri. Un nommé Parker. Un joli garçon, avec une longue tignasse noire, à peine douze ans, mais vraiment grand pour son âge, du duvet au menton, qui essayait de faire croire qu’il en avait seize. Elle l’avait chargé sur sa moto et ils l’avaient emmené dans les bois. Là, Bébé Jenks s’était couchée à côté de lui, très gentiment, un truc vraiment bien, et glup, bye-bye, Parker.
C’était délicieux, pour sûr, juteux, voilà le mot. Mais à vrai dire, elle se demandait si c’était tellement meilleur que les vieux types minables, à partir du moment où on s’y mettait pour de bon. Et avec eux, c’était plus réglo. Du sang de bon petit vieux, comme disait Davis.
Davis était un macchab noir. Et drôlement beau, de l’avis de Bébé Jenks. Sa peau avait un éclat doré, cet éclat propre aux macchabs qui, lorsqu’ils étaient blancs, donnait l’impression qu’ils se tenaient sous un tube fluorescent. Il avait aussi des cils magnifiques, incroyablement longs et épais, et il se couvrait de tous les objets en or qu’il pouvait dénicher. Il piquait les bagues, les montres, les chaînes et tous les colifichets de leurs victimes.
Davis adorait danser. Tous, ils aimaient ça. Mais Davis était un as. Ils allaient danser dans les cimetières vers les trois heures du matin, une fois qu’ils s’étaient nourris, avaient enterré les cadavres et tout le bataclan. Ils posaient l’énorme radiocassette sur une tombe et mettaient à pleins tubes Le Grand Sabbat, la chanson du vampire Lestat, qui était bien pour danser. Et qu’est-ce que c’était chouette de se tortiller, de tourner et de sauter, ou seulement de regarder Davis et le Tueur se démener ou Russ pivoter sur lui-même jusqu’à ce qu’il en perde l’équilibre. Voilà ce qui s’appelait une vraie danse de macchabs !
Alors si ces suceurs de sang des grandes villes n’appréciaient pas, c’est qu’ils étaient complètement nuls.
Seigneur ! si seulement elle avait pu parler à Davis de ce rêve qu’elle faisait depuis qu’elle avait débarqué à Gun Barrel City. Comment ça avait commencé dans la caravane de sa maman, la première fois où elle était restée à l’y attendre. Tout était si précis dans ce rêve, ces deux rouquines, et le corps étendu là, avec la peau toute noire, comme rissolée. Et qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir dans les plats que tenaient ces bonnes femmes ? Ouais, c’est ça, un cœur dans l’un, et un cerveau dans l’autre. Bon dieu ! tous ces gens agenouillés autour du corps et ces plats. Elle en avait la chair de poule. Et ce rêve n’arrêtait pas de la poursuivre. Aussitôt qu’elle fermait les yeux, il lui tombait dessus, et de nouveau juste avant de s’extraire de la cachette où elle s’était planquée pendant la journée.
Le Tueur et Davis auraient compris. Ils auraient su si ça avait une signification quelconque. Ils voulaient tout lui apprendre.
Quand ils avaient traversé Saint Louis en route vers le sud, ils avaient quitté le boulevard pour s’engager dans une de ces longues rues sombres avec des grilles en fer forgé qu’on appelle des voies privées à Saint Louis. Bébé Jenks avait bien aimé ces grands arbres. Il n’y en avait pas assez dans le Sud du Texas. Il n’y avait pas grand-chose de quoi que ce soit dans le Sud du Texas. Ici, les arbres étaient si imposants que leurs branches formaient un toit au-dessus de votre tête. Et les rues étaient jonchées de feuilles qui bruissaient sous vos pas, et les maisons étaient immenses, avec des toits pointus et des lumières enfouies loin à l’intérieur. La maison où s’assemblaient les types morts était en briques et elle avait ce que le Tueur appelait des entourages de fenêtres mauresques.
— Ne t’approche pas plus, lui avait chuchoté Davis.
Le Tueur s’était contenté de rire. Il n’avait pas peur des macchabs des grandes villes. Ça faisait soixante ans qu’il en était. Il était vieux, il avait de l’expérience.
— Ils essayeront de te faire du mal, Bébé Jenks, l’avait-il quand même avertie tout en poussant sa Harley quelques mètres plus bas dans la rue. (Il avait un visage en lame de couteau, une boucle en or à une oreille, et des petits yeux, plutôt pensifs.) Regarde, cette maison-là est ancienne, ils l’habitent depuis le début du siècle.
— Mais pourquoi voudraient-ils nous faire du mal ? avait demandé Bébé Jenks.
Elle était dévorée de curiosité. Comment vivaient les macchabs dans ces maisons ? Quel genre de mobilier avaient-ils ? Qui payait les factures, grand dieu ?
Elle avait cru apercevoir un chandelier par l’interstice des rideaux de l’une des grandes pièces qui donnaient sur la rue. Un haut chandelier très chouette. Bon sang, la vraie vie de château !
— T’inquiète pas pour eux, avait dit Davis, lisant dans ses pensées. D’ailleurs les voisins les prennent pour des gens normaux. Vise-moi cette voiture dans l’allée, tu sais ce que c’est ? Une Bugatti, bébé. Et l’autre à côté, une Mercedes Benz.
Et après ? Une Cadillac rose, voilà le genre de bagnole qu’elle aurait aimé avoir, une grosse décapotable qui pompait des litres d’essence et pouvait faire des pointes à cent quatre-vingt-dix à l’heure en ligne droite. Même que c’était à cause de ça qu’elle s’était fourrée dans le pétrin, qu’elle avait abouti à Détroit ; à cause d’un connard avec une Cadillac décapotable. Mais il n’y avait pas de raison de se geler sur une Harley et de dormir tous les jours dans la boue sous prétexte qu’on était un macchab, non ?
— Au moins on est libres, mon chou, avait observé Davis, devinant de nouveau ce qui lui passait par la tête. Tu n’imagines pas tous les salamalecs qu’il faut se coltiner pour mener la grande vie comme ces types des villes. Explique-lui, le Tueur. En tout cas, moi, on ne me ferait pas entrer dans une baraque de ce genre pour y roupiller dans une caisse sous le plancher.
Il avait éclaté de rire. Le Tueur aussi. Elle aussi. Mais comment était-ce, là-dedans ? Ils allumaient la télé la nuit pour regarder les films de vampires ? Davis rigolait comme un bossu.
— Le fait est, Bébé Jenks, qu’on est des moins que rien pour eux, avait dit le Tueur. Ils veulent tout régenter. Ils pensent qu’on n’a pas le droit d’être des macchabs. Eux, quand ils fabriquent un nouveau vampire, comme ils appellent ça, c’est toute une cérémonie.
— Comme un mariage ou un truc de ce genre ?
Les deux s’étaient remis à rire.
— Pas exactement, avait répondu le Tueur. Plutôt comme un enterrement !
Ils faisaient trop de bruit. Ces types morts dans la maison allaient sûrement les entendre. Mais du moment que le Tueur n’avait pas peur, Bébé Jenks s’en moquait pas mal. Où Russ et Tim avaient-ils filé ? Ils chassaient peut-être ?
— N’empêche qu’ils ont toutes ces règles, avait ajouté le Tueur, et je vais te dire quelque chose, Bébé Jenks, ils racontent partout qu’ils vont faire la peau au vampire Lestat la nuit de son concert, mais tu sais quoi : ils lisent son livre comme si c’était la Bible. Ils utilisent le même charabia, ils parlent du Don Obscur, de la Transfiguration Obscure, c’est le truc le plus stupide que j’aie jamais vu, ils vont brûler ce type sur un bûcher et ensuite se servir de son bouquin comme si c’était Emily Post[2] ou Miss Bonnes Manières.
— Ils n’auront jamais Lestat, avait ricané Davis. Impossible, mon vieux. On ne peut pas tuer le vampire Lestat, c’est impensable. On a déjà essayé, tu sais, et on n’y est pas arrivé. Ce mec est totalement immortel.
— Bon dieu, ils vont là-bas comme nous on y va, avait grommelé le Tueur pour faire partie de sa bande, s’il veut bien de nous.
Bébé Jenks ne comprenait pas tout dans cette affaire. Elle ignorait qui étaient Emily Post et Miss Bonnes Manières. Et n’étaient-ils pas censés être tous immortels ? Et pourquoi Lestat le vampire accepterait-il de fréquenter le gang des Crocs ? C’était une rock star, après tout. Il avait sans doute sa propre limousine. En tout cas, mort ou vivant, il était joli comme un cœur ! Des cheveux blonds à se damner et un sourire à se rouler par terre et à lui tendre le cou pour qu’il y morde.
Elle avait essayé de lire son livre – toute l’histoire des macchabs depuis la nuit des temps –, mais il y avait trop de mots compliqués et boum, chaque fois, elle piquait du nez.
Le Tueur et Davis lui disaient qu’il lui suffisait, de s’y mettre, et elle s’apercevait qu’elle pouvait le lire à toute allure. Ils avaient toujours sur eux un exemplaire du livre de Lestat, et du premier aussi, celui avec le titre dont elle ne parvenait jamais à se souvenir, un truc du genre Le Vampire m’a dit... ou Tout en causant avec le vampire ou Mon rencard avec le vampire. De temps à autre, Davis en lisait des passages à haute voix, mais Bébé Jenks n’y entravait pas grand-chose. C’était super rasoir ! Le type mort, Louis, ou un nom comme ça, avait été transformé en macchab à La Nouvelle-Orléans, et le bouquin était plein de grandes phrases sur les feuilles de bananier, les rampes en fer forgé et la mousse d’Espagne.
— Ils ont une sacrée expérience, ces vieux chnoques d’Europe, Bébé Jenks, lui avait dit Davis. Ils savent comment tout a débuté, ils savent qu’on peut se perpétuer indéfiniment à condition de se cramponner, vivre jusqu’à mille ans et se transformer en marbre blanc.
— Tu parles d’une veine ! s’était exclamée Bébé Jenks. C’est déjà assez embêtant de ne pas pouvoir entrer dans un Seven Eleven[3] avec toutes ces lumières sans que les gens vous dévisagent. Qui aurait envie de se transformer en marbre blanc ?
— Mais qu’est-ce que tu irais fiche dans un Seven Eleven ? avait répliqué Davis très posément.
N’empêche qu’elle avait marqué un point.
Cette histoire de bouquins mise à part, Bébé Jenks adorait la musique du vampire Lestat, elle ne se lassait pas d’écouter ses chansons : surtout celle sur Ceux Qu’il Faut Garder – le Roi et la Reine d’Égypte – quoique, pour être franche, tout ça était du chinois pour elle jusqu’à ce que le Tueur lui explique.
— Ce sont les premiers ancêtres des vampires, Bébé Jenks, la Mère et le Père. Tu vois, on forme une chaîne de sang ininterrompue qui remonte au Roi et à la Reine de l’Égypte ancienne, Ceux Qu’il Faut Garder. Et la raison pour laquelle il faut les garder, c’est que si on les supprime, on se supprime du même coup.
Un tas de conneries, tout ça, oui.
— Lestat les a vus, avait poursuivi Davis. Il les a découverts cachés dans une île grecque, aussi il sait de quoi il parle. Et il le répète à tout le monde dans ses chansons... et c’est la vérité.
— Et le Père et la Mère ne bougent ni ne parlent plus. Ils ne boivent plus de sang, avait repris le Tueur. (Il paraissait songeur, presque triste.) Ils sont là, immobiles, à regarder dans le vide, depuis des milliers d’années. Personne n’a la moindre idée de ce que savent ces deux-là.
— Rien, probablement, avait dit Bébé Jenks, écœurée. Bonjour l’immortalité ! Et c’est quoi, cette histoire des types des grandes villes qui peuvent nous tuer ? Comment s’y prendraient-ils ?
— On est vulnérables au feu et au soleil, avait répondu le Tueur, une note d’impatience dans la voix. Je te l’ai déjà dit. Maintenant, écoute-moi bien. Tu peux toujours te bagarrer contre les macchabs des grandes villes. Tu es une dure. Le fait est que ces gars ont aussi peur de toi que toi d’eux. N’empêche qu’il faut se casser dès qu’on voit un type mort qu’on connaît pas. C’est la règle chez tous les macchabs.
Cette nuit-là, après qu’ils se furent éloignés de la maison, le Tueur l’avait une fois encore estomaquée. Il lui avait raconté les bars à vampires. D’énormes boîtes chics à New York, San Francisco et La Nouvelle-Orléans où les morts se réunissaient dans les pièces du fond tandis que ces crétins d’humains buvaient et dansaient dans la première salle. Là, aucun macchab, qu’il vienne de la haute, d’Europe ou de la zone, ne pouvait vous tuer.
— Si les macchabs des villes te cherchent des crosses, tu te dépêches de te planquer dans un de ces endroits.
— Je suis trop jeune pour être admise dans un bar, avait répliqué Bébé Jenks.
Ah, c’était la meilleure, celle-là. Le Tueur et Davis avaient ri à s’en rendre malade. Ils avaient failli dégringoler de leurs motos.
— Tu trouves un bar à vampires, Bébé Jenks, avait répété le Tueur. Tu leur fais le coup du mauvais œil et tu leur dis de te laisser entrer.
En effet, elle avait déjà utilisé ce truc-là pour obtenir ce qu’elle voulait, et ça marchait plutôt bien. Mais à vrai dire, ils n’avaient jamais vu de bars à vampires, ils en avaient seulement entendu parler. Son imagination travaillait ferme quand ils avaient enfin quitté Saint Louis.
Ce soir-là, cependant, alors qu’elle fonçait vers le nord en direction de cette même ville, la seule chose qui lui importait était de se rendre dans cette fichue maison. Salut me voilà, les macchabs des grandes villes. Elle allait devenir complètement cinglée, si elle restait seule plus longtemps.
Son walkman s’arrêta. La cassette était terminée. Elle ne pouvait pas supporter le silence au milieu du mugissement du vent. Le rêve revint, ce rêve qui l’obsédait : elle revit les jumelles, les soldats qui surgissaient. Doux Jésus ! Si elle ne stoppait pas ce fichu cauchemar, il allait se dévider dans sa tête comme la cassette.
Tenant son guidon d’une main, elle plongea l’autre à l’intérieur de son blouson pour ouvrir le petit lecteur et retourner la bande.
— Chante, mon vieux, dit-elle d’une voix qui lui parut grêle, presque inaudible dans la bourrasque.
De Ceux Qu’il Faux Garder
Que pouvons-nous savoir ?
Quelle explication nous sauvera ?
Pour ça, oui, elle aimait cette chanson. C’était celle-là qu’elle était en train d’écouter quand elle s’était endormie en attendant que sa mère revienne de son boulot à Gun Barrel City. Ce n’étaient pas les mots qui la chamboulaient, c’était la façon dont il chantait, ces gémissements à vous fendre le cœur qu’il poussait dans le micro comme Bruce Springsteen.
La chanson ressemblait un peu à un cantique. Elle résonnait pareil, et pourtant Lestat était bien là tout du long, à chanter pour elle, avec le martèlement régulier de la batterie qui la pénétrait jusqu’à la moelle des os.
— O.K., mon vieux, O.K., tu es le dernier macchab qui me reste. Chante, Lestat, chante !
Et voilà qu’à cinq minutes de Saint Louis, elle se remettait à penser à sa mère, à l’étrangeté, à l’abomination de cette histoire.
Bébé Jenks n’avait pas raconté au Tueur et à Davis pourquoi elle voulait passer par chez elle, mais ils s’en doutaient, ils comprenaient.
Il fallait qu’elle le fasse, il fallait qu’elle tue ses parents avant que le gang des Crocs ne descende vers l’ouest. Même maintenant, elle ne le regrettait pas. Sauf ce moment bizarre où sa mère agonisait par terre, là, à ses pieds.
Cela dit, Bébé Jenks avait toujours détesté sa mère. Elle la jugeait idiote de fabriquer à longueur de journée, avec des petits coquillages roses et des fragments de miroir, des croix qu’elle allait vendre pour dix dollars au marché aux puces de Gun Barrel City. Sans compter que ces trucs étaient immondes, de la vraie camelote fabriquée à la chaîne, avec en plein milieu un petit Jésus recroquevillé fait de minuscules perles bleues et rouges et d’autres saloperies.
Mais il n’y avait pas que ça. Tout dans sa mère lui tapait sur les nerfs et la débectait. Cette manie qu’elle avait d’aller à l’église et, par-dessus le marché, sa façon de parler si gentiment aux gens, de se résigner à l’ivrognerie de son mari et de dire du bien de tout le monde.
Bébé Jenks n’avait jamais cru à ces salades. Elle restait affalée sur sa couchette dans la caravane à se demander qu’est-ce qui pourrait bien faire réagir cette andouille ? Quand allait-elle exploser comme un bâton de dynamite ? Ou était-elle vraiment trop amorphe ? Sa mère ne l’avait plus regardée en face depuis des années. Bébé Jenks avait douze ans quand elle était entrée dans leur turne et avait déclaré : « Tu sais que je l’ai fait, hein ? Ne va pas t’imaginer que je suis encore vierge. »
Et sa mère s’était écrasée ; elle avait détourné ses stupides yeux hagards et s’était remise à son travail en fredonnant, comme toujours lorsqu’elle bricolait ses croix en coquillage.
Un jour, un gros ponte lui avait dit qu’elle faisait du véritable art populaire.
Ils se moquent de toi, avait ricané Bébé Jenks. Tu ne t’en rends pas compte ? Ils ne t’ont jamais acheté une seule de ces horreurs, oui ou non ? Tu sais à quoi ces trucs ressemblent pour moi ? Je vais te le dire. A de la camelote de Prisunic.
Elle ne s’était pas défendue, elle avait tendu l’autre joue.
— Tu veux dîner, chérie ?
Le cas était désespéré, avait fini par juger Bébé Jenks. C’est pourquoi cette nuit-là, elle avait quitté Dallas dès le coucher du soleil pour atteindre en moins d’une heure le lac des Cèdres avec le panneau familier qui symbolisait son charmant vieux patelin :
Bienvenue a Gun Barrel
City
Notre accueil vous désarmera
Elle avait caché sa Harley derrière la caravane et comme personne n’était à la maison, elle s’était allongée pour faire un petit somme, son walkman avec les chansons de Lestat vissé aux oreilles et le fer à vapeur à la portée de la main. Quand sa mère entrerait, paf, bang, merci m’dame, elle l’expédierait dans l’autre monde avec ça.
C’était alors que le rêve lui était tombé dessus. Bon sang, elle n’était même pas endormie quand il avait débuté. On aurait dit que la voix de Lestat s’estompait et, crac, le rêve l’avait engloutie :
Elle était dans un endroit en plein soleil. Une clairière au flanc d’une montagne. Et ces jumelles étaient là, ces belles femmes à la chevelure rousse et ondulée, agenouillées les mains jointes, comme les anges dans les églises. Il y avait une foule tout autour, des gens vêtus de longues tuniques, à la façon des personnages dans la Bible. Et une musique résonnait, un martèlement terrifiant et la sonnerie d’une trompe, un truc vraiment lugubre. Mais le plus sinistre était le cadavre, le cadavre carbonisé de la femme sur la dalle. Seigneur, on avait l’impression qu’elle avait été cuite ! Et sur les plats s’étalaient un gros cœur luisant et une cervelle. Ouais, pas de doute, c’étaient bien un cœur et une cervelle.
Bébé Jenks s’était réveillée, morte de trouille. Au diable, cette absurdité. Sa mère se tenait sur le seuil de la porte. Jenks s’était levée d’un bond et l’avait frappée avec le fer à repasser jusqu’à ce qu’elle ne bouge plus. Elle l’avait vraiment sonnée. Elle aurait déjà dû être morte, mais elle ne l’était pas encore. Puis il y avait eu ce moment dingue.
Sa mère était étendue par terre, moribonde, l’œil fixe. Et elle, assise dans le fauteuil, une jambe passée au-dessus du bras du siège, tantôt appuyée sur un coude, tantôt jouant avec une de ses tresses, elle attendait, tout en songeant vaguement aux jumelles dans le rêve, et à ce cadavre tout noir et aux choses dans les plats, et à quoi tout cela pouvait bien rimer. Mais surtout elle attendait. Meurs, espèce d’idiote, allez, meurs. Compte pas sur moi pour te flanquer un autre coup !
Encore maintenant, Bébé Jenks n’était pas certaine de ce qui s’était passé. C’était comme si les pensées de sa mère s’étaient transformées, qu’elles s’étaient dilatées, agrandies. Peut-être flottait-elle quelque part au plafond comme Bébé Jenks quand elle avait failli mourir, avant que le Tueur ne la sauve. Mais quelle qu’en fût la cause, les pensées étaient ahurissantes. Carrément ahurissantes. Comme si sa mère avait soudain tout su ! Tout sur le bien et le mal, et combien l’amour était important, le véritable amour, tellement plus important que la kyrielle des interdictions et obligations, ne bois pas, ne fume pas, prie Jésus. Ce n’était plus du prêchi-prêcha. C’était faramineux.
Sa mère étendue là s’était mise à songer que la sécheresse de cœur de sa fille était aussi atroce qu’une anomalie génétique qui l’aurait fait naître privée de la vue ou de l’usage d’un membre. Mais là n’était pas l’important. Tout allait s’arranger. Bébé Jenks se libérerait de cette existence, comme elle l’avait presque fait avant que le Tueur n’intervienne, et alors elle commencerait à mieux comprendre. Qu’est-ce que cette histoire pouvait bien vouloir dire ? Un truc du genre que les choses autour de nous faisaient partie d’un gigantesque tout – les fibres du tapis, les feuilles de l’autre côté de la fenêtre, l’eau qui coulait goutte à goutte dans l’évier, les nuages au-dessus du lac, les arbres dénudés, d’ailleurs ils n’étaient pas aussi affreux que Bébé Jenks l’avait cru, ces arbres. Non, la beauté de tout ça était trop incroyable pour pouvoir la décrire. Et la mère de Bébé Jenks l’avait toujours su, senti de cette façon ! Elle pardonnait à sa fille. Pauvre Bébé Jenks si ignorante, qui n’avait jamais connu cet émerveillement devant l’herbe verte, les coquillages scintillant sous la lumière de la lampe.
Puis la mère de Bébé Jenks était morte. Dieu merci ! N’empêche que Bébé Jenks avait pleuré. Elle avait ensuite sorti le corps de la caravane et l’avait enseveli, très profond, en se félicitant d’être un macchab, d’avoir tant de force et d’être capable de soulever toutes ces pelletées de terre.
Alors son père était rentré, Celui-là, ç’avait été de la rigolade. Elle l’avait enterré vivant. Jamais elle n’oublierait l’expression de son visage quand il avait franchi le pas de la porte et qu’il l’avait vue avec la hache.
— Hé, tu te prends pour Lizzie Borden, ou quoi ?
Qui diable était Lizzie Borden ?
Puis, le menton pointé en avant, il avait voulu lui envoyer son poing dans la figure, il était si sûr de lui !
— Espèce de petite traînée !
Elle lui avait fendu son putain de front en deux. Oui, ç’avait été formidable, sentir les os du crâne céder – « Crève, salaud ! » et lui recouvrir la figure de terre pendant qu’il la fixait. Paralysé, incapable de bouger, il était redevenu enfant, dans une ferme ou quelque chose de ce genre, au Nouveau-Mexique. Il babillait. Ordure, j’ai toujours su que tu avais de la merde dans le cerveau. Maintenant je la sens.
Mais qu’est-ce qui lui avait pris de retourner là-bas ? Pourquoi avait-elle quitté le gang des Crocs ?
Si elle n’avait pas commis cette bourde, elle serait avec eux en ce moment même, à San Francisco, à attendre le concert de Lestat. Peut-être même avaient-ils déniché le bar à vampires. Du moins s’ils étaient arrivés jusque là-bas. Si quelque chose n’avait pas vraiment tourné de travers.
Et pourquoi donc rebroussait-elle chemin ? Peut-être aurait-elle dû foncer vers l’ouest. Il ne restait plus que deux nuits. Elle pourrait toujours louer une chambre dans un motel le soir du concert, et elle le regarderait à la télé. Mais avant tout, il lui fallait trouver d’autres macchabs à Saint Louis. Elle ne pouvait pas continuer seule comme ça.
Comment repérer le quartier. Dans quelle partie de la ville était-ce ?
Ce boulevard lui semblait familier. Elle roulait à petite allure, priant le ciel qu’un flic trop fouineur ne la prenne pas en chasse. Naturellement, elle le sèmerait, comme d’habitude, même si elle avait toujours rêvé de coincer un de ces fumiers sur une route isolée. Mais cette fois-ci, elle ne voulait pas avoir à décamper de Saint Louis.
A présent, cet endroit lui rappelait quelque chose. Ouais, c’était bien le quartier. Elle tourna à droite et descendit une rue bordée de vieilles maisons et ombragée de grands arbres touffus. Ils lui faisaient repenser à sa mère, à l’herbe verte, aux nuages. Sa gorge se noua.
Si seulement elle ne s’était pas sentie aussi seule ! C’est alors qu’elle aperçut les grilles, ouais, c’était bien cette rue. Le Tueur lui avait dit que les macchabs n’oubliaient jamais rien, que son cerveau fonctionnerait comme un petit ordinateur. Il avait peut-être raison. Les grilles étaient là, de hautes grilles en fer forgé, grandes ouvertes et tapissées de lierre sombre. Sans doute ne se donnait-on jamais le mal de fermer vraiment une voie privée.
Elle ralentit puis coupa le moteur. Ça faisait trop de bruit dans ce goulet sombre d’hôtels particuliers. Une salope risquait d’appeler les flics. Elle dut descendre pour pousser sa bécane. Ses jambes n’étaient pas assez longues autrement. Mais ça ne l’ennuyait pas. Elle aimait marcher dans l’épais tapis de feuilles mortes. Elle aimait cette rue paisible.
Bon dieu, si j’étais un vampire des grandes villes, j’habiterais ici, moi aussi, pensa-t-elle. Et alors, tout au bout de la rue, elle vit soudain la maison, les murs de briques et les décors mauresques autour des fenêtres. Son cœur bondit dans sa poitrine.
Ravagée par le feu !
D’abord, elle n’en crut pas ses yeux ! Puis elle dut se rendre à l’évidence. De longues traînées noires sur les briques, toutes les vitres soufflées, pas un carreau intact. Jésus ! Elle devenait folle. Elle s’approcha, se mordant la lèvre jusqu’au sang. Regardez-moi ça. Qui donc avait pu faire une chose pareille ? De minuscules éclats de verre jonchaient la pelouse et s’étaient même accrochés aux branches des arbres, de sorte que l’endroit scintillait d’une façon qui aurait sans doute paru étrange aux êtres humains. Pour elle, c’était comme des décorations de Noël dans un cauchemar. Et cette puanteur de bois brûlé qui imprégnait l’air.
Elle avait envie d’éclater en sanglots ! De se mettre à hurler ! Mais elle entendit quelque chose. Pas un vrai bruit : le genre de son que le Tueur lui avait appris à détecter. Il y avait un macchab là-dedans !
Elle avait une sacrée veine, et elle se fichait pas mal de ce qui se passerait, elle allait entrer dans cette baraque. Ouais, quelqu’un remuait là-dedans. Tout juste un bruissement. Elle avança de quelques pas en écrasant bruyamment les feuilles mortes sous ses bottes. Aucune lumière, pourtant, quelque chose bougeait à l’intérieur, et cette chose savait qu’elle approchait. Comme elle se tenait là, le cœur battant, effrayée, folle d’impatience. Une silhouette apparut sur le perron, un macchab qui la fixait droit dans les yeux.
Dieu soit loué ! murmura-t-elle. Et ce n’était pas un de ces frimeurs en costume trois pièces. Non, c’était un jeune gars, sans doute pas plus de deux ans son aîné quand ils lui avaient fait le coup, et il avait vraiment un look d’enfer. Primo, ses cheveux étaient argentés, il avait de jolies boucles grises toutes courtes, et c’était génial pour un jeune. Sans compter qu’il était grand, dans les un mètre quatre-vingts, et mince avec ça, un type vraiment super à son avis. Sa peau était si blanche qu’on aurait juré de la glace, et il portait un sweater marron foncé à col roulé, un truc extra, avec un veston et un pantalon en cuir brun drôlement bien coupés, rien à voir avec l’uniforme des motards. Génial, ce type, et plus mignon que tous les macchabs du gang des Crocs réunis.
— Entre ! souffla-t-il. Dépêche-toi.
Elle grimpa quatre à quatre les marches du perron. Des cendres flottaient encore dans l’air. Ses yeux la piquaient et elle se mit à tousser. Le porche était à moitié écroulé. Elle se fraya précautionneusement un chemin jusque dans le vestibule. Une partie de l’escalier avait résisté, mais tout en haut de la cage, un trou béant s’ouvrait dans la toiture. Et le chandelier était par terre, tout tordu et noir de suie. Une vraie maison hantée, un endroit à vous donner la chair de poule.
Le macchab était dans le salon, ou du moins ce qui en restait, en train de trier à coups de pied rageurs parmi les objets, les tentures, les meubles carbonisés.
— Bébé Jenks, n’est-ce pas ? fit-il, découvrant ses dents et ses petits crocs de nacre dans un étrange simulacre de sourire, ses yeux gris scintillant. Et tu es paumée, hein ?
D’accord, un autre fichu liseur de pensées comme Davis. Et avec un accent étranger, celui-là.
— Ouais, et après ? répliqua-t-elle.
Et stupéfaction, elle capta son nom, comme si c’était une balle qu’il lui avait lancée : Laurent. Voilà un nom qui avait de la classe, un nom qui sonnait français.
— Ne bouge pas, Bébé Jenks, ordonna-t-il. (L’accent était probablement français, lui aussi.) Ils étaient trois dans cette maison, et deux ont flambé. La police ne pourra pas détecter leurs restes, mais toi oui, si tu marches dessus, et tu n’aimeras pas ça.
Seigneur ! Il ne racontait pas de salades, car il y en avait un juste là, sans blague, au fond du vestibule, et on aurait cru un costume à moitié brûlé posé sur le sol avec vaguement la forme d’un bonhomme, et pour sûr, elle le reconnaissait à l’odeur, il y avait eu un macchab dans ces vêtements, et seules les manches, les jambes de pantalon et les chaussures étaient intactes. Au milieu s’étalait une sorte de chose grisâtre et infâme qui avait plus l’air d’un amas de graisse et de poudre que de cendres. Bizarre, la façon dont la manchette dépassait soigneusement de la manche de veston. Ç’avait peut-être été un costume trois pièces.
Elle avait envie de vomir. On pouvait vomir quand on était un macchab ? Il fallait absolument qu’elle se tire d’ici. Et si la chose qui avait fait ça revenait ? Immortels, mon œil !
— Ne bouge pas, répéta le macchab, on partira ensemble dès que possible.
— Illico, oui, répondit-elle.
Elle tremblait comme une feuille : c’était ça les sueurs froides dont on parlait !
Il avait trouvé une boîte en fer dont il sortait les billets.
— Hé, mon pote, je mets les bouts, l’avertit-elle.
Elle flairait quelque chose aux alentours, et ça n’avait rien à voir avec cette immonde flaque de graisse sur le sol. Elle se mit à penser aux maisons brûlées des macchabs à Dallas et à Oklahoma City et à la façon dont le gang des Crocs s’était volatilisé. Il lisait dans son cerveau, elle en était sûre. Son visage s’adoucit, il était mignon tout plein de nouveau. Il jeta la boîte par terre et s’avança si vite vers elle que sa peur redoubla.
— Oui, ma chère, dit-il d’une voix très gentille, toutes ces maisons, en effet. La côte Est a flambé comme une torche. Personne ne répond dans les maisons de Paris et de Berlin.
Il lui prit le bras tandis qu’ils se dirigeaient vers la porte d’entrée.
— Qui donc fait ça ? s’exclama-t-elle.
— Qui diable le saurait, chérie ? Cette chose mystérieuse détruit les maisons, les bars des vampires, tous les types seuls sur son passage. Il faut décamper d’ici. Démarre ta bécane.
Mais Bébé Jenks s’immobilisa à l’extrémité du perron. Quelque chose rôdait dehors. A coup sûr, il y avait quelque chose. Elle avait aussi peur d’avancer que de retourner dans la maison.
— Que se passe-t-il ? souffla-t-elle.
Comme cet endroit était sombre avec ces grands arbres et ces maisons qui avaient toutes l’air hantées, et elle entendait un son très léger comme... comme une respiration. Un truc de ce genre.
— Bébé Jenks, magne-toi.
— Mais où on va ? demanda-t-elle.
Cette chose faisait presque un vrai bruit, maintenant.
— Le seul endroit où on puisse aller. Auprès de lui, mon chou, auprès du vampire Lestat. Il est là-bas, sain et sauf, à nous attendre à San Francisco.
— Ouais ? fit-elle, les yeux fixés sur la rue obscure. O.K., on y va.
Plus que dix pas jusqu’à la moto. Du cran, Bébé Jenks. Ma parole, le gars s’apprêtait à filer sans elle.
— Non, pas de ça, espèce de salaud, ne touche pas à ma bécane.
C’était devenu un bruit bien distinct, Bébé Jenks n’avait jamais rien entendu de pareil. Mais on perçoit plein de sons quand on est un macchab – les trains à des kilomètres et les conversations des gens dans les avions au-dessus de votre tête.
Le type entendait aussi, mais à travers elle.
— C’est quoi ? chuchota-t-il.
Jésus, qu’il était paniqué. A présent, il entendait par lui-même.
Il la tira en bas des marches. Elle trébucha et faillit s’étaler ; il la souleva et la hissa sur sa bécane.
Le bruit s’amplifiait, saccadé, comme de la musique. Et il était si fort qu’il couvrait la voix du macchab. Elle mit le contact, commença à donner les gaz, le type était déjà installé derrière elle. Mais Seigneur, quel boucan ! Elle en avait la tête à l’envers et n’aurait su préciser si le moteur de sa Harley tournait.
Elle baissa les yeux, essayant de voir ce qui se passait, si la moto avait démarré, elle n’était même plus capable de sentir les vibrations. Puis elle leva la tête et sut qu’elle regardait en plein dans la direction de la chose qui émettait ce vacarme. Là-bas dans l’ombre, derrière les arbres.
Le macchab avait bondi à terre et baragouinait des trucs à l’adresse de la chose, comme s’il la voyait vraiment. Mais non, il roulait des yeux affolés et se parlait tout seul pareil à un dingue. Elle n’entravait pas un mot de ce qu’il disait. Elle savait seulement que la chose était là qui les observait et que le cinglé gaspillait sa salive !
Elle n’était plus sur sa moto. La Harley était tombée. Le bruit cessa. Puis un énorme bourdonnement lui déchira le tympan.
— ... tout ce que vous voulez, bredouillait le macchab à côté d’elle, tout, dites-le et on le fera. Nous sommes vos serviteurs... !
Il passa devant Bébé Jenks en courant, la renversant presque, et empoigna sa moto.
— Holà ! cria-t-elle.
Mais au moment où elle allait sauter sur lui, il prit feu ! Il hurla.
Bébé Jenks hurla à son tour. Elle ne pouvait plus s’arrêter. Dévoré par les flammes, le type se tordait sur le sol, lançant des gerbes multicolores. Derrière elle, la maison explosa. Elle sentit le souffle brûlant dans son dos. Des objets étaient projetés dans le jardin. Le ciel brillait comme en plein jour.
Ô doux Jésus, laissez-moi vivre, laissez-moi vivre !
Une fraction de seconde, elle crut que son cœur avait éclaté. Elle voulut vérifier si sa poitrine était déchirée et si ses artères vomissaient le sang tel un volcan la lave en fusion, mais la chaleur s’accrut à l’intérieur de son crâne et, pfitt, elle décolla.
Elle montait à travers un interminable tunnel noir, puis, haut dans le ciel, elle se mit à flotter, dominant la scène du regard.
Oh oui, exactement comme l’autre fois. Et là, elle distingua la chose qui les avait tués, une silhouette blanche dans un fourré. Et aussi les vêtements du type mort qui fumaient sur le trottoir. Et son propre corps en train de se calciner.
A travers les flammes, elle voyait le contour noir de son squelette. Mais ça ne l’effrayait pas. A la limite, ça ne lui paraissait pas tellement intéressant.
C’était la silhouette blanche qui la fascinait. On aurait dit une statue, comme celle de la Sainte Vierge dans les églises. Elle fixa les fils d’argent qui semblaient rayonner de la silhouette, des fils qui dansaient semblables à des feux follets. Et au fur et à mesure qu’elle s’élevait, ils s’allongeaient, s’enchevêtrant les uns les autres pour former un gigantesque filet tout autour de la terre. A l’intérieur, emprisonnés comme des mouches dans une toile d’araignée, s’agglutinaient des macchabées. De minuscules points lumineux qui palpitaient, reliés à la silhouette blanche, et ce spectacle aurait été presque beau, s’il n’avait pas été aussi triste. Les pauvres âmes de tous ces macchabs, piégés dans une matière indestructible, incapables de vieillir et de mourir.
Mais Bébé Jenks, elle, était libre. Le filet était loin maintenant. Elle découvrait tant de choses.
Par exemple, des milliers et des milliers d’autres morts, flottant là, eux aussi, dans une immense nappe de brume grise. Certains cherchaient leur chemin, d’autres se battaient entre eux. D’autres encore se penchaient sur le lieu où gisait leur cadavre, comme s’ils ignoraient leur sort ou refusaient d’y croire. Deux d’entre eux essayaient en vain de se montrer aux vivants, de les héler.
Elle, en revanche, savait qu’elle était morte. Ça lui était déjà arrivé. Elle ne faisait que traverser ce refuge obscur où se morfondaient des malheureux. Son voyage avait commencé ! Et la misère de son existence sur terre l’affligeait. Mais là n’était plus l’important, désormais.
La lumière étincelait de nouveau, cette lumière somptueuse qu’elle avait entraperçue quand elle avait failli mourir la première fois. Elle se dirigeait vers elle, y pénétrait. Et c’était merveilleux. Jamais elle n’avait vu pareilles couleurs, pareille clarté, ni entendu une musique aussi pure. Il n’y avait pas de mots, pas de langue pour décrire cette splendeur. Et ce coup-ci, personne ne la ramènerait sur terre !
Parce que l’être qui venait à sa rencontre, pour la guider, l’aider... cet être était sa mère. Et cette mère ne la laisserait pas repartir.
Jamais elle n’avait ressenti autant d’amour qu’elle en éprouvait pour sa mère ; mais l’amour était partout ; la lumière, les couleurs, l’amour formaient un tout indissociable.
Pauvre Bébé Jenks, pensa-t-elle en jetant un dernier coup d’œil sur la terre. Mais il n’y avait plus de Bébé Jenks. Non, plus l’ombre d’une Bébé Jenks.